Acteurs de l'économie :
vous avez toujours « bâti », avant-hier des entreprises, hier des associations de promotion entrepreneuriale, aujourd'hui un parti politique, Nous Citoyens. Les conditions politiques, administratives, fiscales de développement des premières ont nourri la raison d'être des secondes et du troisième. Votre trajectoire démontre qu'il peut être complexe d'être entrepreneur en France et entrepreneur français…
Denis Payre : c'est en 1990, à l'âge de 27 ans, avec 10 000 euros en poche et d'un petit bureau à Courbevoie que je choisis de devenir entrepreneur en fondant Business Objects. Je démissionnais alors d'Oracle, et mon enthousiasme fut douché dès les prémices de l'aventure : je découvrais la nudité du statut d'entrepreneur aux yeux de l'assurance-chômage et la nécessité de recourir à un dispositif privé onéreux. En d'autres termes, les pouvoirs publics me laissaient seul devant le risque d'investir, de créer mon activité, de générer par la suite des emplois, ils refusaient de reconnaître à l'utilité sociétale de mon aventure ce qu'ils acceptaient de couvrir chez la totalité des salariés. Ubuesque…
Puis Business Objects connut un développement exponentiel aux États-Unis et s'internationalisa dans 50 pays. Elle comptait pour clients quelques unes des plus prestigieuses enseignes (Disney, Texas Instruments, General Motors, la NASA, les universités de Standford ou de Harvard, etc.), et alors l'opportunité de courtiser le Nasdaq pour lever les fonds nécessaires à la poursuite de la croissance prit forme. C'était en 1994, et les récompenses s'accumulèrent : meilleure introduction de l'année, première société française cotée à la bourse des valeurs technologiques, premier éditeur de logiciels européens. Et deux ans plus tard, le couronnement médiatique : mon associé Bernard Liautaud et moi étions élus « Entrepreneurs de l'année » par Business Week, aux côtés de… Steve jobs et Steven Spielberg.
Ce fut l'heure pour moi de prendre du recul : ce « rêve américain », ennivrant, s'était exaucé en un temps record, je ne repérais plus de challenges à la hauteur de ceux que nous venions d'accomplir, l'arrivée de mes premiers enfants m'invitait à considérer mon avenir personnel autrement… Bref, le retour en France s'imposait, que je souhaitais consacrer à partager mon expérience auprès d'autres entrepreneurs. Et là, je subis de plein fouet une double décision, catastrophique pour la communauté entrepreneuriale, conduite par le gouvernement du Premier Ministre Alain Juppé : greffer rétroactivement aux stock-options les charges patronales, et déplafonner l'ISF.
La première mesure affectait l'ensemble des salariés, puisque afin d'infuser un esprit entrepreneurial dans toute l'entreprise, chaque collaborateur - même la standardiste - bénéficiait du dispositif. Elle punissait en cascade les comptes de la société, puisque les salariés furent contraints de céder leurs actions à un cours élevé - récompensant les performances - sur lequel était indexé proportionnellement le montant des charges… Instantanément, l'entreprise passait du profit aux pertes.
Quant au déplafonnement de l'ISF, il me plaçait dans une situation personnelle extravagante. Mon patrimoine était constitué à 90 % d'actions de l'entreprise que la SEC, gendarme de la bourse américaine, m'interdisait à juste titre de vendre en bloc - j'aurais alors été condamné pour délit d'initié. Je ne pouvais donc céder ces actions qu'en petites quantités, chaque trimestre, et au gré de variations des cours liées à l'instabilité et à la fragilité des sociétés technologiques, et qui me pénalisaient lourdement. C'est alors que je fondai l'association Croissance Plus afin de sensibiliser les dirigeants politiques à la nécessité et aux conditions de ne pas dissuader la création d'entreprises innovantes.
Les vingt dernières années démontrent que l'attaque ou la défense de la cause entrepreneuriale transcendent les traditionnels clivages idéologiques et politiques…
Le gouvernement Jospin nous donna gain de cause sur le premier sujet, et effectivement j'appris ce jour que l'intelligence et la considération à l'égard des entrepreneurs n'étaient pas propriétés de la Droite. Loin de là. Et d'ailleurs le « massacre » perpétré par Alain Juppé, pur produit et pur profiteur du système élitiste français, l'attesta : peut-on honorer un élu retraité à 54 ans et coupable de l'exode de tout le Who's Who de l'entrepreneuriat français ?
En revanche, le déplafonnement de l'ISF fut écarté. Et sur ce point, je pris conscience de l'absurdité du jeu politique : l'ensemble de nos interlocuteurs, tous bords confondus, confessait simultanément l'ineptie de la mesure et l'impossibilité, pour des raisons électoralistes, d'y mettre fin…
C'est de ce constat qu'a germé votre réveil citoyen… qui tout de même a pris la forme d'un exil fiscal en Belgique…
Avais-je le choix ? Non. On me réclamait un impôt que je ne pouvais matériellement pas honorer ! Et puis, être concomitamment Entrepreneur de l'année outre-Atlantique et considéré comme un paria dans son propre pays, était invivable. J'aurais pu justifier mon départ pour les raisons professionnelles, véritables, liées à la création d'Entrepreneurs for growth, dévolu à sensibiliser l'Union européenne aux enjeux entrepreneuriaux. Je décidais, contre mes intérêts d'image, de greffer publiquement ce déménagement à mon dégoût pour les mesures d'Alain Juppé, afin d'alerter le cénacle décisionnel des risques, considérables, qu'il faisait porter sur la dynamique entrepreneuriale.
Ce fut donc un acte « politique et citoyen ». Il me valut d'ailleurs l'opprobre de certains journalistes français, que l'enfermement dogmatique et la méconnaissance de la situation rendaient incapables d'entendre mes arguments. La création en France de Croissance Plus puis donc celle de son équivalent international Entrepreneurs for growth, constituait un second acte « politique et citoyen ». Ainsi je brisais l'omerta, et je représentais cette cohorte d'entrepreneurs français qui, écœurée par la déconsidération politique domestique, se morfondait dans les beaux quartiers de Bruxelles et trépignait de ne plus pouvoir entreprendre, investir, risquer dans de bonnes conditions dans l'Hexagone. Le replafonnement, même insuffisant, de l'ISF en 2008 me permit de revenir m'installer en France. Et de lancer la troisième étape de mon engagement : Nous Citoyens.
De quoi, culturellement, historiquement, psychologiquement, la France entrepreneuriale souffre-t-elle ?
Elle est victime en premier lieu d'une classe politique totalement déconnectée de la vie économique et de la réalité des entreprises. Un aréopage miné par l'hyper-professionnalisation, gangréné par les logiques de carrière, de réélection, de statut social, de représentation publique, par la faute desquelles l'intérêt général est relégué. En témoigne quelque trajectoire qui permet de démarrer à 28 ans aux commandes de la mairie de Neuilly et de finir à l'Elysée. La compréhension de l'enjeu entrepreneurial souffre également d'un système qui propulse aux responsabilités politiques une majorité de fonctionnaires, dont le statut et les facilités d'exercice les isolent des réalités et, simultanément, écartent du jeu tout le reste de la population. Fonctionnaires dont il faut par ailleurs reconnaître, aussi bien dans les rangs des établissements publics qu'aux plus hauts postes de l'Etat, une qualité d'ensemble et un sens de l'intérêt général indiscutables et même enviés à l'étranger, y compris aux Etats-Unis.
Ce contexte étouffe les singularités - facultés d'inventivité, d'innovation notamment - des entrepreneurs français, surtout il maintient dans l'impasse les expérimentations et l'ensemble des solutions qui pourraient sortir le pays de sa torpeur. En effet, ce cénacle fonctionnaire ne connait que centralisation et jacobinisme, il est paralysé par la réalité de la mondialisation qui impose pourtant une dextérité intellectuelle et une agilité organisationnelle pour y concourir avec succès et y repérer toutes les opportunités, il est infecté par les réflexes technocratiques, archaïques et uniformisants qui dominent toute autre logique - digitale, décentralisée, moderne, responsabilisante.
L'examen du traitement social du chômage et des politiques d'emploi l'illustre. Et ceux qui veulent bousculer l'édifice ne sont pas entendus. L'heure est bel et bien à réinventer le fonctionnement de la vie politique, pour que ceux qui la pilotent reflètent la photographie identitaire, éthique, culturelle, professionnelle, mais aussi l'immense variété des intelligences qui caractérisent le pays.
Voilà des décennies que cette problématique du renouvellement des élites est traitée. Sans issue, puisqu'il est demandé d'engager la réforme à ceux-là mêmes qui tirent profit du statu quo. Que proposez-vous de véritablement innovant et réaliste ?
D'abord une équité de traitement pour ceux qui candidatent de hautes responsabilités politiques. Ce qui signifie qu'une fois élus, les fonctionnaires démissionnent de leur poste, comme cela prévaut dans la plupart des pays européens. D'autre part, nous proposons qu'à l'issue de leur mandat exécutif, les maires de grande agglomération, présidents de Conseil général ou régional bénéficient d'une assurance reconversion. Et même, après six mois d'inactivité, soient recrutés comme fonctionnaires de catégorie A…
Mais vous militez pour une limitation drastique de la fonction publique ! Comment justifiez-vous un tel sophisme ?
Cela porte sur un nombre très restreint, et de toute façon une partie des départs à la retraite devra être remplacée. Nous militons également pour un congé électoral de 3 mois, pris en charge par l'Etat, afin que les candidats issus du privé puissent mener campagne dans des conditions équitables avec celles de leurs coreligionnaires mis en disponibilité de leur corps d'origine de la fonction publique. Nous proposons de limiter à deux et trois respectivement le nombre de mandats exécutifs consécutifs et celui de mandats exécutifs accomplis dans une existence.
L'esprit d'entreprendre est une manière de penser son rôle dans l'existence : la sienne propre et celle de la collectivité, et donc est ensemencé dans l'éducation. L'éducation que dispense la famille, mais aussi celle qu'instruit l'école, dès le primaire. Ce que, en dépit de quelques éclaircies disséminées, l'Education nationale est intrinsèquement - un système dogmatique et sectaire, déresponsabilisant et infantilisant, une négation du risque et de l'initiative - condamne-t-il la France à balbutier ?
Quelques beaux chantiers ont été initiés - comme l'association 100 000 entrepreneurs -, mais il faut aller bien au-delà. Inspirons-nous de la Finlande, où les entrepreneurs sont très fortement mobilisés et même financièrement incités, pour témoigner à l'école. Bien sûr, il est indispensable que les initiatives, aujourd'hui isolées, d'enseignants plongés dans la réalité de l'entreprise via des stages, soient systématisées.
Dans le cadre de la fondation Croissance Responsable, que j'ai co-fondée avec d'anciens présidents de Croissance Plus, nous avons accueilli des professeurs d'économie ; à l'issue de leur parcours de quatre jours en entreprise, ils avouaient sortir de l'ornière et des préjugés, et regarder ladite entreprise - et notamment sa réalité sociale, humaine, managériale - d'une toute autre manière. Même leur considération pour les patrons, jusqu'alors volontiers critique par méconnaissance et culture dominante anti-libérale, était désacralisée ; ils découvraient qu'un entrepreneur n'est pas qu'un « exploiteur » et peut « aussi » respecter, soutenir, former, galvaniser, associer, récompenser. Certains d'entre eux ont même découvert, à cette occasion, la motivation d'exercer des responsabilités de directeur d'établissement scolaire.
L'image des entrepreneurs au sein de l'opinion publique est bigarrée. Elle souffre de l'amalgame « patronal » qui mêle sans distinctions PDG d'entreprises du CAC 40 scandaleusement rémunérés et propriétaires de modestes TPE. Elle souffre aussi d'une sacralisation médiatique de quelques figures dont la réussite entrepreneuriale est confinée à la valorisation de l'entreprise et à la richesse accumulée. Est-il possible de s'extraire de ce tropisme ?
Bien sûr, à condition aussi de savoir honorer les entrepreneurs que le parcours réussi de créateur et de développeur au bénéfice des emplois et du territoire a enrichi personnellement. Il n'y a pas de honte à transformer pécuniairement son succès ! Les entrepreneurs doivent s'impliquer bien davantage dans le débat public et, au-delà, dans l'ensemble des strates de la société, afin de montrer la réalité de leur travail et ainsi amener l'opinion publique à casser ses préjugés. Leur réputation ne doit pas être victime de celle des apparatchiks de certaines grandes entreprises, affranchis de véritable risque, li(gu)és les uns aux autres par des intérêts personnels communs, et bénéficiaires de rémunérations totalement abusives.
L'endogamie de ces fonctionnements doit être combattue, la gouvernance doit être redéfinie, la transparence des décisions de rémunération doit être appliquée, le pouvoir des assemblées générales doit être élargi. A ces conditions, l'exemplarité de ces dirigeants sera revitalisée, et les entrepreneurs seront clairement distingués au sein de l'opinion publique.
En 2006, lorsqu'il lui remet les insignes de Chevalier de la Légion d'Honneur, Nicolas Sarkozy s'adresse en ces termes à Stéphane Richard - aujourd'hui PDG d'Orange - : « Tu es riche, tu as une belle maison, tu as fait fortune... Peut-être y parviendrai-je moi-même. » La force de certains symboles dévaste les efforts au long cours…Nicolas Sarkozy défenseur de la cause des entreprises et des entrepreneurs : n'était-ce pas un mythe ?
Qu'a-t-il fait pour les entrepreneurs ? Rien. Il a fini par mettre en place le bouclier fiscal, mais sans jamais le défendre ni l'assumer. Ce que Nicolas Sarkozy aime plus que tout, c'est l'argent. Dès lors, ce qu'il « voit » en l'entrepreneur n'est pas la création, l'innovation, les découvertes humaines, l'accomplissement, le partage, la réalisation et le dépassement de soi, bref tout ce qui compose la beauté de l'aventure entrepreneuriale ; il lorgne en premier lieu la concrétisation pécuniaire. Et à colporter une telle image, on n'encourage pas les vocations entrepreneuriales et on ne réconcilie pas l'opinion publique avec les patrons.
La sacralisation des entrepreneurs, outre de maquiller la réalité du terrain et de dévaloriser tous ceux qui, par éducation, orientation, prédisposition, ou goût ne sont pas constitués pour entreprendre, a pour dommage collatéral de personnaliser et d'individualiser un succès qui en réalité résulte d'une savante collectivité. Qu'auraient été les Niel, Simoncini, Granjon, Arnault, Pinault et Payre sans les dizaines, centaines, et milliers de collaborateurs qui ont porté leur ascension ? C'est une évidence, mais il est utile de la rappeler…
On peut considérer « généreuse » la stratégie de stock-options que nous avons déployée chez Business Objects pour récompenser la dimension collective de la réussite. Je préfère retenir avant tout le « pragmatisme », dicté par la conviction que notre conquête si rapide du monde dépendait de la contribution, c'est-à-dire de l'implication, de la collaboration, des compétences, du talent, de la solidarité voire des sacrifices, de chaque salarié. J'ai réussi grâce aux autres : cela, jamais je ne l'ai oublié, et effectivement il est déterminant que chaque entrepreneur le martèle, y compris pour essaimer au sein de ses équipes le goût d'entreprendre à l'intérieur ou hors des murs.
Cette vision personnifiée a pour effet secondaire de rendre injustifiable chez les entrepreneurs la fiscalité qui s'applique à leur situation. Or si la contribution collective au succès du créateur était mieux reconnue, la nécessité de davantage redistribuer serait elle aussi mieux acceptée…
Peut-être… Sauf que la déraison, je l'ai éprouvée dans l'autre sens ! Etre sommé - et dans l'incapacité matérielle - de s'acquitter d'impôts réels calculés sur un patrimoine virtuel, est-ce tolérable et justifiable ? N'est-ce pas une folie, surtout lorsque les dirigeants politiques de tous bords la concèdent confidentiellement et la défendent publiquement ?
L'heure est à revenir à la raison, c'est-à-dire à une fiscalité située dans la moyenne européenne et qui assurerait une redistribution intelligente. Elle est aussi à se prendre en main au niveau européen, afin d'assurer la pérennité d'un modèle social d'une générosité unique au monde - le Vieux Continent représente dans le monde 7 % de la population, 20 % du PIB et 50 % des dépenses sociales - mais affaibli par la démesure, le laxisme, et le gaspillage. Plutôt que de diminuer les prestations de ce dispositif enraciné dans l'économie sociale de marché, travaillons à endiguer les dérapages.
Dans une France qui entretient à l'égard de la richesse une relation ambigüe, tour à tour la jalousant, la blâmant et l'espérant, n'est-il pas essentiel de travailler à réhabiliter la substantifique moelle de l'acte entrepreneurial : la réalisation de soi et des autres, afin de désindexer la réussite de sa seule récompense financière ? Est-ce possible dans une société à ce point matérialiste et mercantile ?
Il est indispensable de travailler sans relâche à montrer les beautés de l'acte entrepreneurial, fondé sur le partage, la réciprocité et la progression des émotions au fur et à mesure que les combats, les conquêtes et les réalisations se succèdent. C'est, effectivement, d'autant plus indispensable dans une société que dominent matérialisme et individualisme. La grande majorité de mes camarades de l'ESSEC n'ont pas choisi une voie d'entrepreneur ; et je constate qu'il manque à leur épanouissement professionnel tout ce qui fait la joie - sans omettre les peines - d'être créateur, bâtisseur et rassembleur.
L'enthousiasme, l'inconnu, l'indépendance, le plaisir de se lever chaque matin avec énergie, celui d'initier sans cesse - des rencontres, des décisions, etc. -, celui aussi de cumuler d'extraordinaires souvenirs collectifs et de laisser une empreinte derrière soi. Et surtout, surtout : la liberté. Entreprendre, c'est vivre et être en vie.
Heureusement, la France des entrepreneurs n'est pas « que » politique de la terre brûlée. Elle possède un état d'esprit, des armes, des savoir-faire qui la singularisent. De nouvelles populations entreprennent : femmes, jeunes issus de l'immigration ou des cités, demandeurs d'emploi, certains encouragés par le statut d'auto-entrepreneur, de nouveaux dispositifs financiers (crowdfunding), des statuts innovants (économie sociale et solidaire, scops). Tous font souffler un vent nouveau…
La France est une surdouée qui s'ignore. Elle regorge d'atouts et de talents, et j'observe l'existence d'une grande envie d'entreprendre, d'une formidable énergie jusque dans les secteurs social et associatif. Avec Business Objects et Kiala, nous avons à deux reprises affronté les marchés américain et allemand, et à chaque fois nous nous sommes imposés. Pourquoi ? Parce que les Français se révèlent être de véritables bosseurs, pleins de ressources, lorsqu'ils sont motivés et se savent considérés. L'esprit cartésien et la tradition d'innovateurs qui les caractérisent leur assurent une disposition particulière pour les complexités et les projets de grande sophistication - leur réputation dans la Silicon Valley l'illustre. Les gênes latins les dotent d'une culture de la remise en question, de la contestation, voire de la révolution qui nourrit leur abnégation et leur inventivité ; en témoigne une créativité qui n'embellit pas seulement le champ artistique mais aussi singularise le secteur industriel.
Ce contexte historique et de proximité compose un « éco-système entrepreneurial » qui fait tache d'huile. Je suis né et ai passé enfance et adolescence à Lyon, formidable creuset entrepreneurial. A l'âge de 12 ans, mon voisin, petit-fils de Louis Lumière, m'a offert un bout de la pellicule du premier film jamais réalisé dans l'histoire et qui mettait en scène deux enfants jouant dans une chaise-haute à Collonges-au-Mont d'Or. J'avais entre mes mains l'origine du cinéma, l'origine d'Hollywood, l'origine d'un nouvel art, l'origine d'une grande filière industrielle. Cet instant détermina ma volonté de devenir entrepreneur, car je saisis concrètement qu'il était possible d'être l'auteur d'une invention pouvant se répandre dans le monde entier et dans l'histoire. Un champ infini des possibles s'ouvrait à moi. Et quand je regarde aujourd'hui les innombrables opportunités qu'offrent les révolutions numérique ou énergétique, je mesure combien ce mouvement de « réinvention » est perpétuel.
Peut-on espérer que l'environnement sociétal, en quête de sens et d'utilité, fasse prospérer de nouvelles aventures entrepreneuriales toutes tournées vers l'accomplissement de ce sens et de cette utilité non seulement personnels mais collectifs ?
Absolument tout doit être déployé afin que chaque Français qui a envie d'entreprendre se sente encouragé, épaulé et accompagné. C'est vital pour la santé même de la nation. Et cette logique doit innerver toutes les organisations quelles qu'elles soient. Y compris l'administration, qui emploie des fonctionnaires souvent très entreprenants, pleins d'idées, déterminés à innover et à donner le meilleur d'eux-mêmes, mais malheureusement découragés, dissuadés voire interdits de mettre en œuvre ces dispositions.
Être entrepreneur, c'est en effet vivre cette vocation « aussi » dans l'entreprise dont on n'est que salarié. La culture et les méthodes de management encouragent-elles bien "l'intrapreneuriat" ? L'hyperspécialisation, le cloisonnement des responsabilités, le découragement du risque, l'uniformisation des profils et la standardisation des compétences ne s'y opposent-ils pas ?
La condition première à la diffusion de l'esprit d'entreprendre au sein de l'entreprise, c'est l'exemplarité du patron. Les salariés osent, risquent, innovent, travaillent lorsque celui qui incarne l'édifice lui-même ose, risque, innove, travaille... et concomitamment place ses collaborateurs dans les conditions d'oser, de risquer, d'innover, de travailler. Pour cela, un patron ne doit jamais cesser de marteler qu'il n'existe aucune mauvaise idée : toute initiative est louable, même lorsqu'elle n'est pas retenue. Irriguer cette logique, capitale pour que les collaborateurs individuellement et l'entreprise collectivement soient plongés dans la culture de l'innovation, nécessite un discours et des actes en cohérence et de chaque instant.
Échec et risque sont indissociables, et ensemble conditionnent l'esprit d'entreprendre. L'un et l'autre sont maudits en France, jusque dans les dispositifs législatifs qui les consolident dans les réflexes quotidiens. Un pays qui a constitutionnalisé le Principe de précaution peut-il espérer sortir de l'ornière ?
La France est une nation historiquement et intrinsèquement innovante. Napoléon III l'a propulsée dans l'ère industrielle, et jusqu'en 1914 ce que le pays a compté d'inventions - aviation, automobile, cinéma, photographie, etc. - est exceptionnel. Même l'architecture singularisait cette extraordinaire créativité, qui s'est quelque peu affaissée dans l'entre deux guerres, s'est redressée pendant les Trente Glorieuses avant, de nouveau, de s'éroder. La faute à l'omnipotence de l'État, déterminé jusqu'à la caricature à régenter les initiatives, à assommer de prélèvements, à enfermer dans les règlementations.
Un État dont le comportement, à certains égards « négation » de l'entrepreneuriat, résulte de l'incompétence de ses dirigeants politiques. La capacité d'entreprendre dans l'entreprise dépend du leadership du patron ; la même règle prévaut au niveau national. Et dans ce domaine, il y a urgence à changer radicalement le profil de ceux qui nous gouvernent. Peut-on continuer de confier le soin de « penser » les conditions d'entreprendre à des fonctionnaires dont l'évolution de carrière est indexée sur le Glissement vieillesse technicité (GVT) ?
Une fois agglomérés, l'innovation, le risque, et l'échec interrogent le vocable Progrès. Sa vocation et son sens exigent-ils d'être redéfinis ?
Cette constitutionnalisation du Principe de précaution a miné le Progrès, et même institutionnalisé sa peur et son rejet. Bien sûr, on ne peut pas regarder le Progrès aveuglément, car il n'est pas source que de bienfaits. Le « bon Progrès » est un défi pour tout individu entreprenant. En revanche, il est essentiel que chaque opportunité de Progrès ne soit pas a priori contestée, et qu'elle fasse l'objet d'une auscultation et donc de débats sans aucun préjugé ni tabou. Et c'est cette éradication de certains sujets avant même qu'on ait pu les examiner sereinement et de manière contradictoire, que je déplore. Le sujet du gaz de schiste en est l'illustration. Et si les raisonnements dominants aujourd'hui avaient été appliqués il y a un siècle, nous n'aurions ni vaccins ni chemins de fer.
L'enseignant-chercheur (Université de Montpellier et EMLYON) Olivier Torrès, également fondateur de l'observatoire Amarok (santé des dirigeants et créateurs d'entreprise), constate que le développement des entreprises souffre, dans l'Hexagone, d'une culture dominante de la « petitesse ». La réticence des créateurs à faire grandir leurs entreprises résulte-t-elle autant de cette singularité culturelle que des carcans administratifs, législatifs (notamment en matière de droit du travail), fiscaux ?
La culture n'est pas immuable ou statufiée : on lui donne vie, on la bouge, on la perturbe. On la sculpte, on la façonne. Cet esprit de la petitesse et de la peur de grandir est une réalité, qui résulte de l'état d'esprit des gouvernants. Mais il appartient à chacun, à son niveau, de la bousculer. Et l'exemple, c'est-à-dire l'incarnation des valeurs, doit toujours venir d'en haut. Dans l'entreprise comme dans un pays. Et quand ces gouvernants cultivent le repli, l'auto-sécurité, les normes, alors la nation toute entière est contaminée.
Il est communément opposé à la volonté d'entreprendre la frilosité, les « exigences inatteignables », même la couardise des établissements bancaires. De leur côté, ces derniers déplorent l'insuffisance du nombre de dossiers à instruire, et la propre prudence excessive des entrepreneurs. La réalité est sans doute au carrefour de ces tendances. Dans une France qui ne manque pourtant pas de dispositifs performants, patrons et banquiers ont-ils ceux qu'ils méritent ?
Ce qui détermine l'engagement des banques, c'est le risque encouru. Force est de reconnaître que financer l'innovation comporte souvent un risque très, voire trop élevé. Et il manque en France un pan entier d'acteurs financiers à même de se substituer, dans ces conditions, aux banques. Des établissements d'Etat, comme BpiFrance, exercent plus ou moins bien ce rôle-là. Bien à l'instar de feu Oséo, très contestable lorsqu'il investit en direct.
Or le « cas » Crédit Lyonnais a montré que décisions politiques et engagements financiers lorsqu'ils étaient entremêlés faisaient très mauvais ménage. Le directeur général Nicolas Dufourcq est rassurant, mais sa tutelle à bien des égards lézarde l'impression : le ministre de l'Economie et du Redressement productif Arnaud Montebourg ne connait strictement rien à l'entreprise, et son style dirigiste, interventionniste, dogmatique, même sectaire, incompatible avec les enjeux de son portefeuille, est en train de fracturer l'image de la France à l'étranger, déjà durement affectée par les 35 heures et la politique fiscale. Est-ce à lui d'établir la stratégie d'Alstom, de Bouygues, de PSA ou de Vivendi ? Son enthousiasme, son énergie, et ses convictions seraient plus utiles au ministère de la Justice.
La société civile devrait elle-même former un levier de financement des projets de création et surtout de développement entrepreneuriaux. Or, avec 4 000 acteurs, la France dénombre dix fois moins de business angels qu'en Grande-Bretagne. Outre-Manche, les gouvernements ont promu des mécanismes d'incitation vraiment séduisants. Ainsi peut-on déduire de ses impôts 20 % d'un investissement désormais plafonné à 1 million de livres sterlings - doublé depuis 2012. En France, on néglige voire on étrangle les dispositifs qui permettraient d'encourager franchement de risquer ses moyens financiers au profit des entrepreneurs.
Et ainsi on se coupe d'extraordinaires opportunités. En cause : le poids idéologique, par la faute duquel l'argent « c'est mal » et la richesse, « c'est sale »… Alors il faut surtout ne rien initier qui pourrait, ô blasphème, « enrichir les riches » ! Résultat, la France compte 5 millions de chômeurs, 9 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, et des millions de jeunes écartelés entre dépit, désarroi, révolte et exil.
La France est prostrée dans la consanguinité de ses élites, et la porosité des cénacles économiques, industriels, médiatiques et politiques provoque l'incompréhension sur la légitimité des dirigeants. Parfois à tort, à l'instar des prestations plutôt saluées de François Pérol et de Stéphane Richard, ex-directeurs de cabinets ministériels et présidents respectivement de BPCE et d'Orange...
Le principe même de passerelles entre les mondes de l'administration et des entreprises n'est pas, en soi, condamnable. Parfois même, et les exemples effectivement ne manquent pas, l'expérience de la haute administration sert utilement l'exercice de responsabilités d'entreprise. Et bien sûr vice-versa. Mais au-delà, l'endogamie est profondément délétère, y compris parce qu'elle projette au sein de la société l'idée que si « l'on n'en est pas » on est écarté à vie des sphères décisionnelles. Tout de même, n'est-il pas ubuesque que le PS propose aux deux dernières élections présidentielles successivement une femme puis un homme issus de la même promotion de l'ENA, concubins pendant vingt-cinq ans et parents de quatre enfants ?
La solitude de l'entrepreneur est une réalité. Seul dans ses doutes, ses souffrances, ses renoncements, le pire parfois s'abat sur lui. Les exemples de burn out et même de suicide pullulent. La société dans le regard qu'elle destine aux entrepreneurs, mais aussi le climat politique portent-ils une responsabilité dans cet abandon ?
L'origine première du sentiment d'oppression et donc de solitude éprouvé par les entrepreneurs tient au contexte d'hyperadministration dans lequel ils évoluent. Cette contingence de normes, de règles, de contraintes, de contrôles, les bride, érige des obstacles, les fragilise et participe à les isoler. Le code de l'urbanisme a doublé de volume en 10 ans, celui du travail quadruplé en 20. Ici, où jamais la terre n'a tremblé, on impose des normes sismiques aux constructions urbaines. Là, dans ce petit bar breton qui invite les clients à se servir eux-mêmes au comptoir, l'administration punit le gérant d'une amende pour « travail dissimulé » qui signifie la mort de l'établissement…
Le World Economic Forum a étudié les modèles administratifs de 149 pays ; la France figure dans le peloton de queue des 15 nations les plus enkystées, coincée entre… l'Angola et le régime paranoïaque et militaire birman ! Lorsque pour un contrôle Urssaf un patron d'une entreprise d'une quinzaine de salariés doit produire 35 documents différents et en plus subir la suspicion a priori de l'administration qui le contrôle, voulez-vous qu'il soit bien ? Rien n'est pire pour un entrepreneur que de percevoir chez les représentants de l'Etat qu'il est, à leurs yeux, un « salaud ».
L'Etat n'est plus seulement omniprésent, envahissant, intrusif : il est devenu policier. Or l'esprit d'entreprendre ne progressera pas tant que les entrepreneurs ne se sentiront pas en confiance et aimés.
La cause des entrepreneurs est politique. Possède-t-elle avec le Medef et la CGPME les représentations qu'elle mérite ?
La création de Croissance Plus répondait aux attentes des « gazelles », ces entreprises innovantes et en croissance dont le Medef et la CGPME ne couvraient pas suffisamment les préoccupations. Certes, les deux organisations patronales font elles-mêmes partie du système, mais je constate qu'elles se battent, même maladroitement. Pierre Gattaz ou Geoffroy Roux de Bézieux cherchent le dialogue, ne sont pas dans la provocation, et s'essayent à la pédagogie. N'oublions pas qu'ils ont à faire à des interlocuteurs politiques parfaitement ignares des réalités de l'entreprise, et donc sont contraints d'aligner leur discours sur la capacité de compréhension de leur auditoire.
François Hollande, par son style et ses actes, est-il une négation de l'entrepreneur ? Espérez-vous du social-libéral Manuel Valls une franche inflexion ?
Les 18 premiers mois de François Hollande on été une catastrophe. Ils ont été marqués par une logique de bouc-émissaire absolument détestable, mais qui était en droite ligne de la rhétorique employée par les partis traditionnels pendant la campagne électorale. Comme l'avait bien résumé The Economist, ces partis rivalisaient en effet de « cibles à abattre » : les étrangers, les Allemands, l'euro, les riches, les patrons, la finance, les fainéants, etc. L'exit tax de Nicolas Sarkozy, soumettant depuis 2011 à l'impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux les plus-values latentes constatées lors du transfert du domicile fiscal à l'étranger, avait elle-même épousé cette logique. Une fois de plus, cette campagne et la politique déployée étaient fondées sur le déni.
Puis un virage, radical, a été entrepris, symbolisé par le Pacte de responsabilité et, depuis la nomination de Manuel Valls à Matignon, par des discours et une pédagogie qui auréolent l'entrepreneuriat comme jamais nous n'avons connu depuis trente ans. Clamer, comme il le fit devant les parlementaires, que « la parole publique est une langue morte », mérite l'acclamation. Maintenant, c'est sur les actes que nous pourrons juger. Et dans ce domaine, les mesures prises pour réduire drastiquement la dépense publique, ne sont pas à la hauteur. Alors même que la configuration extrêmement favorable de la pyramide des âges constitue une opportunité historique d'alléger substantiellement les effectifs sans provoquer de dommages sociaux et humains.
Qu'est-ce qui distingue un entrepreneur de droite d'un entrepreneur de gauche ? Osons une caricature : le premier serait-il davantage pragmatique, réaliste, responsable, mercantile, individualiste, compétiteur ? Et le second davantage idéaliste, altruiste, candide, humaniste, collectif ?
Chaque entrepreneur peut déplacer son curseur sur l'échelle de ces valeurs en fonction de sa conscience politique. Mais franchement, je ne distingue pas d'évidente césure, car la plupart des particularismes intellectuels, moraux ou comportementaux des entrepreneurs transcendent les compartiments idéologiques habituels. J'en veux pour preuve que nombre d'entrepreneurs sociaux, traditionnellement plutôt de gauche, ont rejoint Nous Citoyens. Et nous avons conclu une alliance avec le président du mouvement Européens solidaires Philippe Roux : ce patron d'une entreprise de plomberie de la région parisienne dont la moitié des 50 salariés est issue de parcours cabossés, est également membre des Poissons roses, un courant du Parti socialiste.
Le crédo de Nous Citoyens épouse la pensée saint-simonienne ou le social-libéralisme exhortant, à propos des richesses, à les créer d'abord puis à les redistribuer. Il est également empreint d'une dimension humaniste et responsabilisante proche du gaullisme social ou des mouvements dits démocrates-chrétiens. Cherche-t-il à faire sincèrement ou « démagogiquement » la quintessence des idéologies politiques ?
Nous travaillons à réconcilier solidarité et prospérité, parce que nous savons que pour bien marcher, un pays doit pouvoir compter sur ces deux jambes de même force et de même taille. Mes racines lyonnaises sont héritées d'une histoire locale qui connut très tôt l'industrialisation mais aussi les pires traumatismes et crises sociaux comme lors de la révolte des Canuts. Elles ont vu aussi bien des prêtres comme Bernard Devert que des laïcs comme Antoine Riboud développer une approche humaniste mais extraordinairement tonique et réaliste de l'entrepreneuriat. De tout cela sont nés d'une part la conviction qu'il n'y a de création durable de richesses que si l'Homme est respecté, d'autre part un combat pour que triomphe l'Homme dans son destin d'entreprendre.
Est-il bien réaliste de vouloir réintroduire dans le capitalisme l'intégrité, l'exemplarité et l'humanité qui se sont évaporées ?
Mais bien sûr ! Je crois fondamentalement au capitalisme dès lors qu'on y inocule le sens qu'il réclame et qu'on remet l'être humain en son cœur. Le capitalisme responsable n'est pas une illusion, comme un témoigne la grande majorité des entrepreneurs. Il signifie par exemple que la solidarité doit être érigée en pilier des politiques publiques. Mais pas la solidarité distribuée aveuglément : veut-on venir en aide aux plus vulnérables, aux précaires, aux victimes des inégalités sociales, ou aux bénéficiaires des régimes spéciaux retraités à 51 ans de l'Inspection du travail comme Anne Hidalgo ?
L'heure est aux choix courageux. Ou alors à celui de laisser la France s'enfoncer dans le chaos et de continuer à faire prospérer le Front national. Jusqu'à quand acceptera-t-on de continuer d'emprunter 500 000 euros à la minute pour assurer la paye des fonctionnaires et simultanément de renoncer aux investissements au service d'une croissance responsable, respectueuse de l'environnement et des individus ?
L'entreprise peut-elle être le lieu d'expression et de manifestation de cette révolution intellectuelle et morale, y compris dans l'expérimentation d'une démocratie inédite ?
En dépit des certitudes de nombreux dirigeants politiques convaincus que l'entreprise est restée figée au temps d'Emile Zola et demeure régie par la lutte des classes, depuis bien longtemps les chefs d'entreprises ont compris qu'il n'y a de richesses mais aussi de succès entrepreneurial, que d'hommes. Ils ont admis également que ne pas respecter, considérer, impliquer, responsabiliser, récompenser les collaborateurs signifie la fin de l'entreprise. Ces items ne forment-ils pas le terreau d'une démocratie rénovée ?
Ni l'entreprise ni les dirigeants ne doivent non plus être idéalisés. La première est « aussi » un terrain de violences, d'injustices, de mépris, de drames dont les seconds savent se rendre coupables…
L'entreprise est avant tout terrain de justice. Car les dirigeants qui se comportent sans éthique voient leurs collaborateurs tour à tour saborder leur travail, tomber malades, être arrêtés, démissionner, ou résister par de redoutables coalitions. Alors l'entreprise elle-même s'effondre. L'exemplarité du patron est une condition nécessaire (bien qu'insuffisante) pour assurer la bonne santé du collectif ; en revanche l'inexemplarité condamne à terme ce dernier.
En France, est-il possible encore de faire « lien » entre des ensembles socio-professionnels qui, dans le contexte de crise et face à la grande difficulté d'appliquer des réformes d'équité, apparaissent de plus en plus compartimentés et même antagoniques ? La France des cheminots peut-elle encore dialoguer avec celle des professions libérales ? Celle des fonctionnaires territoriaux et celle des artisans peuvent-elles encore se comprendre ?
Ce qui est au cœur du dialogue entre « ces » France, ce sont les intermédiations. De la qualité de leur travail et de leur représentativité dépend le liant qui assure le « vivre ensemble ». Et en l'occurrence, le déni n'est plus tolérable. Pour triste exemple, le rapport du parlementaire centriste Nicolas Perruchot, faisant état d'un syndicalisme moribond - un taux d'adhésion de 8 %, et des financements provenant pour 3 % des cotisations et 97 % des fonds publics pour la plupart détournés du paritarisme - a fait l'objet d'un enterrement de première classe par les groupes PS et UMP : pendant vingt-cinq ans il ne pourra faire l'objet d'aucune publication officielle sous peine de sanctions pénales ! Je crois à la possibilité d'engager des réformes - en l'occurrence celle du syndicalisme - mais à condition que l'on puisse dialoguer, débattre et construire sans tabou.
Le philosophe Robert Misrahi, disciple de Spinoza, repère dans l'acte entrepreneurial un levier inédit de « bonheur », parce qu'on y ensemence l'engrais de l'autonomie, de la créativité, des principes de réciprocité, de subsidiarité et de suppléance. On devient « sujet », explique-t-il. Quel bonheur les aventures entrepreneuriales hier économique aujourd'hui citoyenne et politique vous ont-elles apporté ? En quoi se juxtaposent-elles ou se distinguent-elles ?
Le bonheur en tant que chef d'entreprise, je l'ai connu en créant, en conquérant, en innovant, en repoussant les limites, en m'aventurant dans des domaines inconnus, en faisant des rencontres extraordinaires, et en générant des emplois - au total 7 000 directs et au moins autant indirects. Je l'ai connu aussi en faisant reconnaître par les Américains, les Japonais ou les Allemands, tous ténors dans mon métier, ce que j'entreprenais. Ce respect dans leurs yeux, jamais je ne l'oublierai.
Aujourd'hui, ce bonheur est nourri par ces citoyens qui confient grâce à notre action recouvrer confiance en la politique, mais aussi se détourner des refuges extrémistes et trouver un réceptacle à leurs aspirations ou à leurs exigences humanistes et républicaines. Des bonheurs a priori distincts, mais qui croisent un même accomplissement : celui de sens.